L’anomalie (Hervé Le Tellier)
Je ne suis pas le coeur de cible.
J’ai cru qu’un roman qui réussissait le tour de force d’être cité pour des prix dont les jurys se détestent notoirement (Goncourt, Renaudot et Médicis) devait tout de même pouvoir me convenir.
Il faut dire que le blurb est particulièrement alléchant, jugez-en un peu :
“Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l’intelligence, et même le génie, c’est l’incompréhension.”
En juin 2021, un événement insensé bouleverse les vies de centaines d’hommes et de femmes, tous passagers d’un vol Paris-New York. Parmi eux : Blake, père de famille respectable et néanmoins tueur à gages ; Slimboy, pop star nigériane, las de vivre dans le mensonge ; Joanna, redoutable avocate rattrapée par ses failles ; ou encore Victor Miesel, écrivain confidentiel soudain devenu culte.
Tous croyaient avoir une vie secrète. Nul n’imaginait à quel point c’était vrai.
Roman virtuose où la logique rencontre le magique, L’anomalie explore cette part de nous-mêmes qui nous échappe.”
Ca claque, non ?
L’écriture est splendide et l’oeuvre, jusqu’aux deux tiers ou peut-être aux trois-quart, est jubilatoire. Ce qui est déjà énorme et justifie (peut-être) qu’on débourse 15€ pour un ebook. La plume est légère, mais leste, enlevée et parfois, interpelle.
Voici peu, il a demandé à une femme, pour rire : « Voulez-vous être ma veuve ? » La veuve putative n’avait pas ri. Et pourquoi ses compagnes sont-elles désormais si jeunes ? Ses amis vieillissent avec lui, mais pas les femmes qu’il aime. Il fuit, il a peur. Il peut dîner avec la mort à venir, mais ne parvient pas à coucher avec.
Depuis – au moins – le roi Arthur et ses chevaliers, la gent militaire aime à se réunir en rond, sans doute parce que le cercle proclame l’égalité des mérites sans rien cacher des réelles hiérarchies.
Il sait malgré tout qu’il suffira qu’une de ses phrases soit plus intelligente que lui pour que ce miracle fasse de lui un écrivain
Le mathématicien observe cet homme primaire, et il se conforte dans l’idée désespérante qu’en additionnant des obscurités individuelles on obtient rarement une lumière collective.
Et pourtant, malgré mon enthousiasme du départ (comme toujours lorsque le style est si puissant), je ne garderai pas un bon souvenir de ce roman que je me suis forcée à terminer. Pourquoi ? Parce que “les destins croisés” ne se rencontrent pas. On assiste à cinq ou six ou huit nouvelles sur le thème : “un même incident, plusieurs réactions”. C’est rigolo cinq minutes, mais à la longue, la brillance du style fatigue, comme lorsque la fête dure un peu trop longtemps. On se rend compte qu’en fait, il n’y a pas d’intrigue, pas de thème, beaucoup de bons mots mais pas une belle histoire, un peu comme ces humoristes qui ont dix histoires drôles et brodent autour pour faire croire qu’il y a un fil conducteur. Alors que non. Ou alors je ne l’ai pas trouvé.
Encore une fois, je ne suis pas la cible. J’aime que les romans racontent quelque chose et j’aime aussi qu’il se dessine, derrière, en filigrane, encore autre chose, que les histoires soient à tiroirs, rangées dans de grandes armoires. J’aime que les personnages soient attachants, que je puisse m’identifier, mais malheureusement, il y en a tellement et si peu de place leur est impartie, que le temps de me souvenir de qui on parle, on passe au suivant.
Pour l’anecdote, je rajouterai deux choses :
- L’un des personnages utilise “une identité usurpée, il voyageait avec un passeport australien, l’un des pays qui ne sont toujours pas passés au biométrique”. S’il y a bien des domaines sur lesquels les australiens sont à la pointe, c’est celui de l’immigration et de la sécurité des frontières. Les australiens sont passés au biométrique il y a 15 ans, en 2005 et même sans vivre dans le pays, une simple recherche Google aurait renseigné l’auteur.
- On nous explique qu’en 4 mois, un des personnages a eu le temps d’écrire un livre, le faire éditer par une grosse maison d’édition, vendre 120 000 exemplaires, se suicider, que ses biens ont été vendus et éparpillés. Ca m’a achevée et, après ça, j’ai terminé le roman, je l’avoue, en diagonale et en me forçant.