Jetez-moi aux chiens (Patrick McGuiness)
Patrick McGuiness, l’auteur, est professeur de français et de littérature comparée à Oxford.
Avec Jetez moi aux chiens, on entre dans une autre dimension. Pas meilleur ni moins bonne que celle que je lis d’habitude. Différente. Un peu comme du Dickers, mais en considérablement plus profond et plus érudit. En réalité, Jetez moi aux chiens n’est pas un polar. Il emprunte au roman policier le déroulé d’une enquête, mais son propos est la dénonciation de la violence des réseaux sociaux et de la médiocrité quotidienne à laquelle, paradoxalement, nous sommes peu confrontés, en notre qualité de lecteurs de polars.
Ce ne sont pas les machines qui m’effraient, mais les gens qui se transforment en avatars à l’autre bout de la ligne, plus totalement humains, une nouvelle race de centaures : mi-chair, mi-… écran tactile, pseudo, profil.
Si tu aimes la belle écriture, ce roman est pour toi. Si tu aimes l’action, si tu aimes que ça bouge, tu ne tiendras pas dix pages. J’ai fini par l’abandonner, séduite par la virtuosité du propos et la profondeur de la pensée qui détonnent considérablement dans le panorama actuel (même si tout n’est pas perdu : quelques excellents thrillers et polars continuent de sortir du lot), mais rebutée par la lenteur de l’enquête. Les considérations personnelles des enquêteurs prennent le pas sur le déroulé de l’intrigue et finissent par lasser.
Juste pour le plaisir, quelques citations à savourer :
Ça sent le trop tard. Une personne invisible fume et l’odeur me parvient en petites bouffées irrégulières, en dépit de la distance. Des sacs plastique transpercés par les épines sont emberlificotés dans les ronces. Les mûres attendent d’être ramassées depuis des mois : d’abord aussi dures que des boutons, puis molles et à présent couleur fil d’araignée, desséchées et ratatinées sous une épaisse couche de moisissure.
Comme tous les gens injustes, Gary revendique l’avantage injuste d’être le seul à avoir le droit d’être injuste.
Quand l’innocence est aussi louche, on n’a que faire de la culpabilité
C’est Noël, et Noël est une période violente. Pas la violence des thrillers ou des séries policières. On n’a ni Poirot ni Miss Marple, ici. Pas besoin. C’est la violence terne et sourde du quotidien. Elle ne brille pas et n’est pas compliquée, qu’il s’agisse de comprendre le mobile ou de trouver le coupable. Inutile d’aller chercher Colombo. Elle est simplement là, une fuite de noirceur ordinaire qui suinte, ruisselle et s’accumule, jusqu’au jour où ça déborde.
Les jeunes se regroupent dans le viseur Internet du psychopathe de la vie quotidienne comme les antilopes autour d’un point d’eau ; il n’y a qu’à viser avec sa souris, cliquer et se servir.
Gary est intelligent, même s’il fait de son mieux pour le cacher, car il pense que c’est efféminé, voire « un peu pédé ». Au minimum métrosexuel. Pour rien au monde, il ne voudrait être pris pour le genre d’homme qui commande des olives ou des petits pois au wasabi dans un bar.
Résumé
Au sud de Londres, quelques jours avant Noël, est retrouvé le cadavre d’une jeune femme étranglée. Le narrateur, Ander, officier de police, enquête sur le crime avec son assistant le grassouillet Gary. Suspect : M. Wolphram, voisin de la victime, ancien professeur de lycée en retraite. Il se dit innocent.
Au fur et à mesure que les interrogatoires se multiplient, Ander est pris d’un sentiment de déjà-vu. Il se remémore sa propre éducation dans un pensionnat privé connu pour ses problèmes de harcèlement : M. Wolphram y avait été un de ses professeurs. Solitaire et marginal, passant ses journées à écouter de la musique, il devient la proie de la presse à scandale et des réseaux sociaux. Ils le harcèlent d’injures. Le voici assassin, pédophile, à lyncher. Une journaliste sans scrupules alimente le scandale en publiant des témoignages biaisés sur celui qu’on surnomme désormais « le loup de Chapelton ».Dans ce subtil mélange d’enquête et de remémoration, Ander en vient à se rappeler une autre affaire où Wolphram avait été mêlé, et où il s’était révélé bienveillant. Défaut majeur dans ce temps où les chiens des réseaux sociaux aboient et réclament la mort d’hommes vite désignés à leur vindicte. Au fait, coupable, l’est-il ou non, le gentil professeur ?Dans la lignée du mystérieux et puissant Cent derniers jours, un faux livre policier, un vrai livre littéraire, dans la lignée de Graham Greene. Le roman du harcèlement